Le leadership n’est pas une thématique nouvelle. Certes, nous vivons une époque où un nouveau concept est censé venir révolutionner nos manières de faire tous les six mois, mais on pourrait presque dire que le leadership est vieux comme le monde.
Car le leadership est certes de plus en plus au centre de nos réflexions et c’est tant mieux, mais quand on admire les pyramides de Kheops, vieilles de plus de 4000 ans, on se dit bien que le pharaon ne les a pas construites tout seul et qu’il a bien dû trouver une manière de se faire « aider » par quelques milliers de personnes. De même, si la personne du Général de Gaulle nous est chère, on n’ira pas jusqu’à voir en lui un super-héros mythologique ayant libéré la France à la seule force de son bras puissant.
La mise en perspective de ces deux exemples nous permet d’ailleurs d’entrer en profondeur dans la conceptualisation du problème philosophique que représente le leadership. S’ils montrent bien, tous deux, l’étendu de ce qu’un individu peut réaliser quand d’autres se mettent au service de sa vision, ils mettent aussi en évidence combien la méthode est importante pour obtenir ce résultat. C’est le fouet des esclavagistes contre l’appel du 18 juin.
Car en vérité, peut-on à proprement parler, qualifier de leader un pharaon recourant à une main d’oeuvre servile menacée de sévices voire de mort en cas de désobéissance ? La notion de leadership conviendrait bien d’avantage à Charles de Gaule, pour avoir réussi à fédérer autour d’un projet dangereux voire irréaliste, potentiellement mortel, des individus qui avaient toutes les raisons du monde de ne pas le rejoindre et même de s’engager dans la voie contraire. C’est en toute liberté, au péril de leur confort et de leur vie, que les résistants ont bravé le danger pour le rêve d’une France libre à nouveau et c’est toute la différence.
On pourrait ainsi spécifiquement définir le leadership comme la capacité à diriger des hommes libres. Qu’est-ce qui fonde cette aura qui va permettre au leader d’être suivi par les autres ? Est-ce lié à son savoir, son charisme, sa capacité d’agir, son énergie ? Ou bien le leader est-il simplement celui qui sait jouer du besoin d’obéir qu’il y a en chacun de nous pour entrainer à sa suite celles et ceux dont il aura besoin ?
En fait, les réponses sont multiples et il suffit d’observer toute la diversité de leaders, hommes et femmes qu’a su faire émerger la fin du vingtième siècle et le vingt-et-unième pour s’en convaincre. De Steve Jobs à Sœur Emmanuelle, de Angela Merkel à Zinedine Zidane en passant par Barack Obama ou Bill Gates, on voit bien qu’il serait très difficile de donner une formule unique ou un modèle qui permettrait de le définir une bonne fois pour toute.
💡 Passez de manager à leader et fédérez vos équipes
Pourtant, on peut se référer à l’étude conduite par la Harvard Business Review en 2016 auprès de 200 dirigeants du monde entier pour voir qu’un certains nombres de caractéristiques ou de piliers du leadership émergent pour former un consensus.
Et à ces cinq piliers du leadership — confiance, autonomie, esprit d’équipe, pédagogie, intuition — le corpus philosophique, construit depuis l’antiquité, fournit un éclairage fertile afin de comprendre leur fonctionnement.
💡 Prenez conscience de vos forces pour capitaliser dessus et renforcer votre leadership.
Levinas, philosophe du XXe siècle, nous enseigne dans Éthique et Infini comment une relation de confiance peut se bâtir avec l’autre alors même que toute relation est par définition asymétrique, puisque je ne puis être certain que de mes propres bonnes intentions, jamais de celles d’autrui. Le leader est donc celui qui a suffisamment confiance en lui pour baisser sa garde le premier dans la grande partie de poker que sont les relations humaines. Ce n’est qu’à ce prix que la confiance peut se bâtir, c’est seulement en faisant confiance que l’on peut susciter la confiance à son tour.
Pour la capacité du leader à favoriser l’autonomie, on peut revenir aux pères de la philosophie occidentale, Socrate et Platon, et à leur conception déroutante de la pédagogie. Pour eux, le leader, ou en tout cas celui qui est en position d’enseigner, c’est celui qui a conquis sa propre ignorance. Non pas celui qui sait, mais celui qui sait qu’il ne sait rien avec certitude et qui se sert de cette ouverture d’esprit pour faire jaillir la connaissance directement des autres. C’est ce mécanisme qu’on appelle la maïeutique, l’art d’accoucher les âmes et qui consiste à faire advenir un savoir d’un dialogue conduit avec respect et sans certitudes préconçues.
Le leader est aussi celui qui crée l’esprit d’équipe et le sentiment d’appartenance parce qu’il incarne quelque chose qui dépasse l’ensemble des gens qui le suivent et auquel ils peuvent s’identifier. On pourrait y voir une sorte de gentil Léviathan, cette bête mythologique que Thomas Hobbes utilise pour conceptualiser l’État, le monstre le plus puissant devant qui tout le monde s’incline.
Nous ne sommes plus certes dans cette guerre de tous contre tous où l’homme est un loup pour l’homme mais peut-être plus que jamais nous trouvons-nous dans une lutte de tous les instants pour la reconnaissance, les minutes de gloire, les likes et les followers. Le leader est celui qui permet à celles et ceux qui le suivent de s’affranchir de ces rivalités grâce à un projet et une identité collective qui dépasse leurs petits égos.
Pour la capacité du leader à faire grandir ses collaborateurs, on peut faire un petit arrêt chez Nietzsche et en particulier écouter parler son Zarathoustra. Le philosophe du « deviens qui tu es » a une formule bien étrange pour décrire la maturation de l’esprit, à travers trois métamorphoses, mais dont on va voir ici la pertinence : chameau, lion et enfant pour finir. L’esprit chemine en se faisant tout d’abord bête de somme, en éprouvant sa capacité à supporter ce qui est lourd, à continuer à avancer avec discipline, dans les environnements les plus arides. Puis quand il est sûr de sa force et de son endurance, il devient lion, c’est à dire qu’il cherche l’indépendance et cherche à remettre en cause les normes, ou du moins à ne plus les prendre pour argent comptant. Une fois cette liberté conquise, l’esprit peut enfin devenir enfant, c’est à dire être libre de créer et de vivre avec toute la simplicité et la joie des premières fois enfantines.
Une des tâches paradoxales du leader consiste donc à aider ses collaborateurs à passer ces étapes contradictoires : leur donner la discipline, tout en leur enseignant l’esprit d’initiative pour qu’ils atteignent une liberté nouvelle et qu’ils réalisent leur plein potentiel.
La vision est souvent ce qui vient en premier dans les conversations quand on cherche à définir le leadership. Et de plus en plus souvent on cherche à la formuler de manière explicite, à la faire pencher du côté de la raison alors que cette vision a le plus souvent à voir avec l’intuition : c’est à dire au sens philosophique du terme la capacité à rassembler un grand nombre de perceptions et de signaux, de manière presque inconsciente, pour en faire émerger un savoir ou un projet inédit.
À l’heure d’une accélération, sans précédent du monde et de ses processus on peut écouter Leibniz qui aimait écouter le bruit des vagues.
Ce philosophe du XVIIème siècle, bien que rangé dans la catégorie des rationalistes, est un des premiers à montrer la dimension intuitive de l’expérience humaine. Si j’entends le bruit des vagues depuis ma chambre au bord de la mer, en fait je n’entends pas une vague, j’entends une infinité de micro-perceptions de gouttelettes s’entrechoquant.
C’est ainsi que fonctionne cette vision que le leader souhaite faire advenir : il ne s’agit pas d’un programme, d’une utopie détaillée, mais d’un ensemble de micro-perception, d’analyse infra-consciente, de perception de signaux faibles qui s’assemblent progressivement en une vague qui peut tout emporter.
La tâche du leader n’est pas aisée, on le sait, on le voit. Mais ce que l’histoire et la philosophie nous enseigne c’est que le leader et sa mission se situe dans des zones paradoxales et contradictoires où il faut toujours faire une chose et son contraire, appuyer et tirer en même temps, et c’est ce qui donne toute sa richesse à ce champs de l’existence. C’est aussi ce qui fait qu’il y a tant de variétés au sein des leaders que l’histoire nous propose et que l’avenir nous réserve.
Et c’est sans doute pour cela qu’Alexandre le Grand en rencontrant Diogène de Sinople, philosophe à l’origine de l’école cynique, vivant en vagabond dans son tonneau par haine des conventions sociales, aurait avoué « Si je n’étais Alexandre, j’aurais voulu être Diogène ».
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